Des événements comme le suicide d’une adolescente à Evry en direct sur un réseau social nous rappelle la fragilité de l’adolescence. Au delà de la raison évoquée par la victime – un viol – se pose la question de notre responsabilité d’adulte et de l’avenir de notre société. Mais s’interroger sur l’adolescence, c’est remettre en cause le monde adulte tel qu’il a été pensé…
A l’origine de ce billet, se trouve un lien envoyé par un collègue : un entretien avec le psychiatre Xavier Pommereau. Détaillant entre autre le rapport à l’image qu’ont les adolescents, il donne certaines mesures de prévention : modérer davantage les réseaux sociaux, faciliter les entretiens post-traumatiques et prévenir par l’analyse et l’enseignement aux images. Cela est bien sûr nécessaire et utile. Il me semble cependant que ce genre de discours focalise les solutions sur le symptôme et non sur la problématique. Nous sommes dans le convenu et convenant. En raisonnant ainsi, nous passons à côté de l’essentiel de la personne adolescente : la mise en crise de son être, de son image, de son corps, de sa sexualité, de ses relations, de ses recherches de guidance et de transcendance.
Comme tout est en construction, la crise adolescente est une crise d’angoisse entre un “à passer” et un “à venir”. Il y a une recherche d’un autre en devenir, un autre soi, à travers d’autres relations. Aujourd’hui cela s’exprime par les réseaux sociaux, les SMS et autres messageries. L’accès facilité aux outils sociaux et de l’image nous le montrent que plus clairement. Les vies des adolescents sont médiatisées, d’une part parce que les médias numériques facilitent les relations, d’autre part parce que l’espace donné à leurs expressions n’existe pas vraiment ailleurs. Ainsi, tant que l’on ne favorise pas leurs expressions à tous les niveaux éducatifs, on passe à côté de l’enjeu de l’adolescence et de la société de demain.
Adolescence : l’entre-temps
Yves Morhain rappelle parfois que l’adolescence est le reflet de la société. Quelle place donnons-nous à l’adolescence dans notre société actuelle ? S’il est aujourd’hui entendu, même si beaucoup de progrès reste à faire, que l’éducation des enfants doit se concentrer sur leur évolution d’être, nous projetons trop vite les adolescents dans le monde adulte. Chez l’enfant nous développons relativement aisément leurs capacités d’enfant. En revanche, chez l’adolescent, ces bonnes intentions disparaissent. Nous les formons à être adulte et qu’ils puissent s’insérer dans la société. Combien d’organismes “éducatifs” prônent la réussite de l’adolescent mesurée à son intégration dans le monde du travail ou à la poursuite d’études ? Cela étant même l’angoisse des parents et des éducateurs : mais que va-t-il devenir ! Certes, il faudra bien qu’ils grandissent un jour ces jeunes, et qu’ils s’intègrent dans la société ! Mais n’allons nous pas un peu trop vite ? A l’instar de l’enfance, pourquoi ne laisserions-nous pas un temps éducatif de l’adolescence non emprunt d’idéalisme adulte ?
Comme le soulignait Winnicott, l’adolescence est un temps d’incertitude nécessaire. Obliger l’adolescent à un choix, lui donner des responsabilités d’adulte, imposer une vision sociétale d’adulte s’apparente à un viol de l’être. Je me permets d’en citer un passage :
A condition que l’adulte n’abdique pas, les efforts que fait l’adolescent pour se trouver lui-même et fixer son propre destin sont parmi les choses les plus passionnantes que nous puissions voir autour de nous. L’idée que se fait l’adolescent d’une société idéale est on ne peut plus exaltante mais, l’essentiel, en ce qui concerne l’adolescence, c’est son immaturité, le fait de ne pas être responsable. C’est là l’élément le plus sacré de cet état qui ne dure que quelques années, car c’est un bien que perd chaque individu, une fois qu’il atteint la maturité. (Winnicott, 1971, p 262.)
Contrairement à l’adulte aux points de vue arrêtés, l’adolescent n’en a pas encore. Il est dans une immaturité qui devrait rester sacrée. Il est dans un entre-temps, un entre-choix, un entre-idéaux. C’est toute la richesse de l’adolescence. Pour l’adulte c’est une horreur. Or cet entre-idéaux est porteur en puissance de nouvelles idées différentes du monde adulte.
Adolescence : l’entre-tout
L’adolescence chamboule tout car il cherche autre chose. Quoi ? Il ne le sait pas. L’adulte est déstabilisé à la fois par cette incertitude adolescente qu’il ne peut maîtriser, ou aider à guider dans un sens défini, et à la fois parce qu’il se sent potentiellement remis en question dans le choix qu’il a fait lui, à l’adolescence, du modèle de société à laquelle il participe (la crise de la quarantaine pourra clarifier cela). Pour l’adulte, il y a alors un besoin de valorisation narcissique : aime-moi, adhère à mes valeurs. On voit bien cela dans la bouche de notre premier ministre ou des parlementaires socialistes face aux groupes divergents : qui n’est pas républicain n’est pas français, qui n’est pas dans la ligne édictée du parti, n’a pas à y rester. Il n y a pas d’alternative, pas de choix, pas de mise en potentialités. Le monde est duel, mais tout va bien si l’on suit le schéma de penser du bon côté.
Or l’adolescent est un entre, même pas un entre-deux, car il y a entre-deux quand la ligne d’évolution est déjà tracée. Non, l’adolescent est entre. Entre quoi ? Entre tout. Entre rien. Et voila toute la complexité de l’éducation de l’adolescence. L’entre-rien et l’entre-tout. Un calvaire pour l’éducateur qui cherche à entre-tenir ! L’adolescent se cherche et teste en permanence des idéaux et des idées. Mais l’entre-rien ou tout est tellement déroutant car chargé d’angoisse, de passé, de futur, d’envies, de désirs, d’interrogations, qu’il est nécessaire que l’éducateur soit garant du lien, sinon l’adolescent s’écroule et peut se suicider.
Adolescence : l’entre-soi
Pour l’éducation, il s agirait alors de lâcher le trop d’enseignement et de l’adapter au rythme de l’adolescent. Car avec lui, on est dans une arythmie. On commence à connaitre le rythme de l’enfant, on connait celui ordonné de l’adulte mais celui de l’adolescent est étrange. Il est arythmique : un coup dans un sens, ça ralentit, puis dans l’autre, plus rien, et ça repart. La synchronisation est impossible, voire pas souhaitable si permanente. Car c’est à l’adolescent de donner sa direction. Dans le même temps, l’adolescent a besoin d’une mesure de ses recherches et de sa valeur : un retour sur image. Le retour sur image et la construction identitaire se font par le miroir chez Lacan durant l’enfance, le regard des parents chez Freud. A l’adolescence, décentré des parents, la valeur du retour sur image est donnée essentiellement par les paires. Le problème est que les paires ne font pas autorité et offre un guidage par tâtonnement. La société adulte, qui devrait donner ce retour, ne le fait qu’à travers ses propres valeurs et non en relation avec l’évolution de la conscience de l’adolescent. Elle projette, mais ne reflète pas.
Quel est alors le rôle de l’adulte ? Celui de modèle, d’idéal du père, pris au sens symbolique, c’est-à-dire porteur d’un transfert identificatoire, un modèle d’idéal positif. Il faut donc aider l’adolescent à trouver et à incarner, en prenant le temps nécessaire, ce qui est en lui sous forme d’entre-soi : une identité en formation, non établie, en puissance et en devenir.
Ainsi, l’éducateur ne doit pas être le modèle de la société actuelle mais devrait représenter un idéal sociétal, encore non incarné, ou juste en cours. Rien de pire pour l’adolescent qu’un adulte qui ne propose que l’image de la société actuelle. Il n’y a rien à créer, à inventer, juste à s’insérer. Il doit y avoir la potentialité d’un Autre. Ne nous étonnons pas d’avoir alors des adolescents complétement dépités et désœuvrés par rapport au futur qui les attend. Nous les construisons avec l’idéal d’un travail, d’une vie réussie extérieurement, du chômage. Pire, nous les construisons dans la dénégation de leur être : ne soit pas qui tu es mais ce que la société te demande d’être. La valeur intrinsèque de l’élève est reflété par les notes, on valorise le savoir-être à défaut de l’être. Le film Soldats d’Allah de Marc Amone et Saïd Ramzy, montre ainsi la dérive de ce manque de repère interne : « des jeunes perdus sur lesquels la vie pèse trop lourd ». Si cela est bien sûr sclérosant pour l’adolescent, c’est mortel pour la société, et pas uniquement à cause des attentats. C’est une société qui risque d’être dans l’incapacité de se renouveler en conscience. Et ne reportons pas la faute sur les parents, c’est une responsabilité commune.
L’Educateur (au sens large) doit alors se tenir dans le jeu délicat de la relation transférentielle avec l’adolescent. De guide, de modèle, il est aussi support des angoisses du passage à l’âge adulte. Il est à l’écoute de ses attentes : où va-t-il ? Que cherche-t-il, là, maintenant car demain ca sera différent ? C’est bien plus que de l’enseignement. C’est une éducation dans le sens plein du terme : conduire à l’extérieur l’être de la personne. Pour donner un exemple concret d’application, un éducateur d’un IME (Institut Médico-Educatif) me racontait récemment comment ses élèves s’étaient appropriés l’espace rédactionnel d’un blog, chacun étant libre de raconter ce qu’il souhaite. La classe s’est peu à peu impliquée dans ce travail. Au-delà du français et de la mise en forme des idées, le blog est devenu une interface entre adultes et adolescents. Ces derniers se trouvant une valeur auprès de l’adulte référent et pouvant doucement se re/construire, passant de l’entre-soi au soi. Et cela se joue au-delà des notes et de l’intégration professionnelle, même si cela fait toujours plaisir. Cela est secondaire. Car ce qui est premier, fondamental et vital pour la société, c’est d’aller toucher l’essence en puissance de l’adolescence.
D’où l’importance de l’expression et de la créativité : quelle place donnons-nous à l’expression des adolescents dans la société, et surtout dans l’éducation ? L’expression de leurs interrogations, leurs doutes, leurs utopies devrait être possible en permanence. La parole de l’adolescent devrait être considérée comme une parole d’or. Car même si elle est maladroite, non conventionnelle, en devenir au niveau de la pensée, elle est, si elle est reconnue et acceptée, une puissance de futur ; du futur de l’adolescent lui-même et donc aussi celui de la société.
Bibliographie
Morhain, Y. (2011). L’adolescence et la mort : approche psychanalytique. Paris: In Press.
Morhain, Y. (2014). Mères et filles à l’adolescence. Paris: In press.
Winnicott, D. (1971, 2002). Jeu et réalité : l’espace potentiel. Paris: Gallimard.
Photo : Jejidja @ Pixabay (retouchée)
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Commentaire sur “L’adolescence en suspens”