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Regard et débâcle somatique

Débâcle somatique, le regard aux patients

Le regard est souvent un incontournable de la rencontre. Cependant, ce regard n’est pas toujours facile car porteur de nos projections réciproques. Voici un petit texte, sur la rencontre par le regard, dans le cadre de consultations psychologiques en soins intensifs.

Échapper au regard

En service de soins intensifs, ou d’autres services équivalent (Un colloque sur les vécus en réanimation se tiendra en automne 2018), regarder la première fois les patients n’est pas aisé. Souvent intubés, les corps peuvent être difformes, ouverts, perforés et pansés à de nombreux endroits. Une médecin me dira : « un trou, une sonde ! Et si ce n’est pas possible, on perce !»

La première fois, voulant échapper à la fois aux corps perforés et à ces regards hypnotiques, je me suis vu me focaliser sur les machines, l’appareillage, les couleurs, la technique. Ce basculement s’était produit en une seconde. L’instant suivant, j’étais agréablement surpris de trouver, contrairement à ce que je m’imaginais, un environnement propre, sans hémoglobine, des patients pansés et les couleurs douces vertes et bleues du mobilier… En évitant ainsi soigneusement, le regard des patients.

Un regard

D’autre part, les regards des patients éveillés sont souvent troublants ; beaucoup me rappellent le regard hagard de la peinture de Dana Schutz, Frank on a Rock (2002). Ce tableau était sur mon parcours entre la gare et l’hôpital. Il était sur l’affiche d’une exposition du Musée d’Art et d’Histoire de Genève.

Ce regard m’a happé. Le même que certains patients, quand ils cherchent parfois, si tant est que cela puisse être, à vous accrocher, vous solliciter. Ce regard est à la fois vide et pourtant profond, comme un puits sans fond, un abîme. Pourtant, je sais que tout au fond, il y a du sens, une vie. C’est le regard de Franck, qui demande, sans rien demander, qui demande de l’aide, sans savoir que c’est de l’aide qu’il demande. C’est le regard de l’enfant, du nouveau né ; pas de compréhension, et pourtant une présence, là, qui saisit sur l’instant.

Franck est sur un rocher. Je voyais la première fois un iceberg. Un iceberg flottant sur des eaux inconnues, ni rassurantes, ni effrayantes. Tout peut arriver. Et tout sera égal, sans surprise. Cela m’évoquait l’errance immobile du patient, telle que racontée par Labro (1998) dans sa «Traversée».  “Il est comme un naufragé, une sorte de Robinson Crusoé, que personne ne viendra jamais secourir” écrit J. Moekli rapportant les propos de Dana Schutz (Moeckli, 2016). Une errance immobile en miroir à celle mobile du psychologue en réanimation. Et, dans le moment fugace où les deux se croisent dans leur errance, psychique pour l’un, physique pour l’autre, la rencontre se produit, dans l’échange de ces deux mondes difficilement conciliables. C’est la rencontre du spectateur avec le Franck du tableau. Un abyme.

Franck a un nom, peut-être une histoire. On ne la connaît pas. Comme celles des patients, qui se résument bien souvent à leurs dossiers médicaux et dont leurs vies restent cachées et souvent difficiles d’accès. Dana “exprime la grande vulnérabilité de son personnage qui est seul sur terre” (Moeckli, 2016). Inconnu dans le monde, et pourtant présent, par le regard et par le corps.

Regard sur le corps

Car Franck heurte aussi par son corps, nu, torturé, lacéré, brulé. Son corps est presque irréel. Il pourrait être le corps de tant de patients. C’est un corps en dérive, un corps sans pulsion, un corps sans vie sexuelle, sans vie, réduit à l’état d’un corps qui est là. “Comme la créature de Frankenstein, il est offert à notre regard et souffre d’être jugé uniquement sur son aspect extérieur peu séduisant. Leurs corps nus portent les marques de leur douleur intérieure” (Moeckli, 2016). Comme si Franck avait abandonné le regard sur son propre corps.

Et le regard nous plonge à la fois dans la vie inconnue de Franck, dans ce corps, dans cette dérive physique et psychique mais aussi dans cet instant fugace de la rencontre, de l’accroche, qui fait dire qu’il existe encore une vie, une âme, dans le corps ; un psychisme qui demande à être sauvé de ses profondeurs et de son errance ; une personne peut-être à “secourir”, mais avant tout, à retrouver.

Regard d’âmes

The man is the last subject and the last audience and, because the man isn’t making any paintings, I am the last painter1” (Dana Shutz, 2012). En tant que personne qui croise son regard, Dana est ainsi la dernière peintre du dernier homme sur terre. Il y a une intimité, une complicité dans l’errance de deux regards qui se croisent. La personne qui croise le regard du patient est la toujours la dernière personne qui peut le voir vraiment tel qu’il est, là où la médecine ne voit que des corps. C’est la rencontre d’âme à âme qui voit au-delà des apparences. 

Cependant, pour cela, il faut dépasser les premiers ressentis, les premières projections, les premières peurs. Il faut pouvoir se laisser accrocher et se laisser happer par le regard. Et enfin, se laisser toucher, se laisser résonner avec ce qui nous dépasse en l’autre. Souvent plus facile à dire qu’à faire, tant les protections inconscientes nous retiennent. Alors avançons à petits pas.

Je vous propose ce joli témoignage de Francis, lu par Michel Boujenah, au sujet du vécu du regard portés sur les personnes souffrantes de la maladie d’Alzheimer ( si tant est que l’on définisse le processus de vieillissement comme une maladie… ). “Finalement, ce n’est pas la maladie qui est insupportable, ni la vie qui est injuste. Le plus dure c’est ce combat contre nous-même, contre nos peurs et nos préjugés. Ce chemin très douloureux, mais qui nous conduit à être à l’écoute de ce qu’il de plus élevé en nous.”

 

 

Références
Labro, P. (1998). La Traversée. Gallimard.
Moeckli, J. (2016). Pourquoi « Frank on a Rock » ? | MAH.  http://blog.mahgeneve.ch/pourquoi-frank-on-a-rock/
Schutz, D. (2002). Frank on a Rock, oil on canvas.
  1. L’homme est le dernier sujet et le dernier public et, parce que l’homme ne fait pas de peintures, je suis le dernier peintre”

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